Fragments de H. H.-D. (025)


Nous étions quatre personnes dans la salle du premier étage de la Société de l’Automne. Anne Devincey avait fait les présentations, m’assurant que nous nous trouvions en compagnie de “personnes de confiance”. Le conducteur de l‘automobile se prénommait Charles; un autre homme, un certain Jérôme, en manches de chemise malgré la fraîcheur des lieux, s’activait auprès d’un projecteur semblable à ceux que nous utilisons à la Division. Un écran fut déroulé contre le mur d’en face et, lorsqu’on fit le noir, apparut une photographie semblable à celles que j’avais copiées, mais d’une meilleure définition.
     Anne Devincey prit la parole: “Monsieur Heinz-Daumal, j’avais l’intuition que vous ne manqueriez pas de remarquer certaines détails singuliers entourant cet accident et je n’ai pas été déçue...
     - C’est très flatteur, l’interrompis-je, mais je crois que je peux terminer votre phrase: vous étiez préoccupée par l’usage éventuel que je pourrais faire de mes petites découvertes et vous n’aviez donc guère d’autre choix que de prendre contact avec moi.
     - Vous n'avez pas complètement tort. Je reconnais que j'étais quelque peu soucieuse à ce sujet, mais ce n'est pas la seule raison de votre présence ici. Nous avons, comme vous, trouvé surprenant le fait que deux trains déraillent quasi-simultanément lors de leur entrée en gare. S’ils avaient roulé sur des voies contiguës, le premier convoi, en sortant de ses rails, aurait pu avoir heurté le second. Mais ce qui invalide cette hypothèse, c’est que ces deux trains étaient séparés par plusieurs voies.
     - La seule explication possible résidait donc, logiquement, dans un évènement extérieur qui aurait affecté en même temps les deux trains. Quelque chose touchant toute l’infrastructure ferroviaire, comme un affaissement de terrain sur une large surface.
      - Exact, approuva-t-elle, ou bien encore un sabotage.
      - L’explosion...
      - Non, l’explosion s’est produite après le déraillement et semble être une conséquence de celui-ci. En tout état de cause un sabotage de cette nature aurait demandé une minutie et une rapidité de mise en oeuvre inimaginables. Savez-vous que, moins de deux minutes avant l’accident, deux trains avaient quitté la gare sans le moindre problème? De plus, comme vous l’avez vous même observé, ce qui est inexplicable c’est l’absence totale de rails sur les photographies prises peu après l’évènement.
     - Ne se peut-il pas que la présence de ces rails ait échappé à notre regard? Ces photographies sont plutôt sombres et prises de haut.”

       Le dénommé Jérôme intervint: “Croyez moi, monsieur, nous avons examiné les clichés avec la plus extrême minutie et un outillage que vous ne possédez sans doute pas. La longueur d’un rail est au minimum de quarante mètres et se présence ne nous aurait pas échappé. Les seuls débris métalliques que nous avons pu observer sont de taille beaucoup modeste et proviennent pour l’essentiel de l’effondrement d’une partie de la marquise.
     - Alors? "
    Jérôme guetta du regard l'assentiment d'Anne Devincey puis il agrandit une partie de l’image.
Il s’approcha de l’écran et, à l’aide d’une baguette, me désigna ce qui m’apparut comme un amas de gravats situé vers la partie centrale de la photographie.
     "Alors, poursuivit-il, nous avons fait une autre découverte. En cherchant les rails j’ai été intrigué par cette forme-ci. Les contours en sont trop arrondis pour qu’il s’agisse de simples gravats. Regardez, cela évoque même une forme humaine… Mais les dimensions sont trop importantes pour qu’on ait affaire à un corps et nous savons en outre que toutes les victimes avaient à cette heure été emportées par les sauveteurs. Nous en serions peut-être restés là si je n’avais pas, hier matin, traversé le Jardin des Tuileries. Je suis tombé en arrêt devant une statue du sculpteur Aristide Maillol dénommée La Méditerranée et en un instant j’eus la certitude que c’était ce que j’avais vu sur la photo. Il y avait néanmoins un problème : à supposer que j’aie raison, la même statue ne pouvait pas se trouver à la fois aux Tuileries et dans les décombres de la gare d’Orsay, sauf s’il en existait une copie. Je filai chez moi chercher un appareil photographique, revins prendre des clichés de la sculpture sous tous les angles et me précipitai ici. La comparaison des photos - que vous pouvez voir à présent sur l’écran - me confirma la similitude et quelques recherches documentaires m’apprirent qu’il existait bien plusieurs répliques de l’oeuvre originale.
     - Mais aucune plantée au milieu des quais de la gare d’Orsay!
   - Ah ça, naturellement! Nous avions mis le doigt sur quelque chose et cette chose n’avait aucun sens. Du coup nous avons repassé la photographie aérienne au peigne fin et nous avons fini par découvrir un autre amas étrange qui, après plusieurs heures de consultation de banques de données nous a permis d’identifier une autre statue.”
     L’écran afficha côte à côte les deux images. L’oeuvre, d’un style différent de celui de la première, représentait une femme assoupie, abritée sous l’aile à demi déployée d’un aigle aussi grand qu’elle. “Il s’agit, reprit-il, d’Hébé endormie, un groupe en marbre sculpté en 1869 par un certain Albert-Ernest Carier-Belleuse, qui fut le professeur d’Auguste Rodin. Je vous garde le meilleur pour la fin: il n’en existe pas de réplique connue et l’oeuvre est détenue par le musée du Louvre! Qui sait, fit-il d’un ton sarcastique, si nous poursuivons nos recherches peut-être tomberons-nous sur le sosie de la Victoire de Samothrace ou du David de Michel-Ange!” 



   Là dessus, il ralluma l’éclairage de la salle et éteignit le projecteur. “Maintenant, je rentre chez moi, déclara-t-il. Je dois être au bureau demain à sept heures et demie et je n’envisage pas de passer une nouvelle nuit blanche.”
      Il descendit l’escalier, suivi de Charles.

      " Charles le reconduit chez lui ?, demandai-je à Anne Devincey.
     - Pas tout à fait, il l'accompagne au centre-ville où se trouve garée sa propre auto.
      - Par mesure de prudence ?
     - Jérôme est le patron d'un cabinet  d'architectes plutôt en vue et nous considérons, lui comme nous, qu'une certaine discrétion dans nos rapports est de mise, en particulier dans le climat présent.
      -  Charles, lui, vit ici ?
      - En ce moment, oui. Il va revenir "monter la garde" dès qu'il aura déposé Jérôme. Et nous, à présent, nous avons besoin de causer."

    

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