Fragments de H. H.-D. (024)


Loupe à la main, je m'abîmai la vue une bonne partie de la soirée sur ces maudites photographies. J’en était sûr, mes yeux avaient détecté une incongruité que mon cerveau ne parvenait pas à identifier. Le sommeil commençait de me gagner et j’étais près de renoncer quand brusquement je compris ce qui clochait: pas l’ombre d’un rail ou d’une traverse parmi les débris! Je scrutai de nouveau, du mieux que je pouvais et le constat fut identique. A croire, si l’on ne reconnaissait l'architecture de la gare d’Orsay, que l’accident s’était produit ailleurs que sur des quais de chemin de fer. 



      Mes pensées dérivèrent alors sur ce malheureux Schrödinger cloîtré dans son asile d’aliénés. En d’autres circonstances c’est vers lui que je me serais sans doute d’instinct tourné pour partager ma déroutante découverte - et m’apercevoir probablement que son attention s’était trouvée éveillée avant la mienne! Mais pour le moment j’étais hélas condamné à en rester là et à garder pour moi mes doutes en attendant que les enquêteurs ou les journalistes fournissent enfin des explication plausibles. Bien sûr il me restait aussi l’alternative de reprendre contact avec la personne qui semblait la plus proche de lui, Anne Devincey, mais cette perspective ne m’enthousiasmait pas. En premier lieu, je me rendais bien compte que mes doutes découlaient essentiellement de lacunes dans l’information donnée au public et s’appuyaient sur deux bizarreries qui, en elles mêmes, ne suffisaient pas à construire une théorie: deux déraillements simultanés au même endroit, et une absence de rails sur les photographies de la scène du drame.
      Je réalisais aussi que le risque de paraître ridiculement soupçonneux ou même paranoïaque aux yeux de Schrödinger ne m’aurait pas particulièrement embarrassé, mais qu’il en irait différemment avec d’autres membres de la Société de l’Automne. Mes rapports, mes conversations avec le superviseur, cette sorte de connivence, cela était de l’ordre de la relation entre deux personnes mais à aucun moment je ne me suis considéré affilié, même tacitement, à ce groupe. Cela semblait d’ailleurs réciproque car lorsque j’appris de la bouche d’Anne Devincey l’arrestation de Schrödinger, celle-ci m’invita clairement à rester à distance de cette affaire.

      Je n’eus pas à trancher ce dilemme. Le lendemain cette même Anne Devincey me téléphonait à l’heure du petit déjeuner. Elle souhaitait, disait-elle, s’entretenir au plus tôt avec moi de différents sujets, dont la catastrophe de la gare d’Orsay; nous convînmes d’un rendez-vous en début de soirée dans une brasserie des Grands Boulevards.
      J’arrivai pile à l’heure convenue mais elle m’attendait déjà, au fond de la salle, assise devant une infusion. Elle portait un étroit manteau gris souris au col rond, boutonné jusqu’en haut et un bibi du même coloris d’où s’échappait une natte impeccable.
      “Avez-vous des nouvelles de Schrödinger?, la questionnai-je d’emblée.
      - Bonjour, monsieur Heinz-Daumal répondit-elle d’un air pincé, tandis que j’étouffais un fou rire nerveux. Nous n’avons malheureusement aucune nouvelle directe, ajouta-t-elle. Tout juste l’Institut de Recherches Blanquistes a-t-il reçu, à force d’insistance, un bulletin de santé indiquant que Monsieur Schrödinger recevait les meilleurs soins que réclame son état.
      - Son remplacement à la Division des Observations a en tout cas déjà été décidé.
      - Cela ne me surprend guère.
      - Avez-vous au moins une idée plus précise des causes réelles de son internement?”
      Elle se contenta de hausser les épaules puis enchaîna immédiatement: “Monsieur Heinz-Daumal, je suppose que vous avez suivi l’actualité de ces derniers jours.
      - Comme chacun, j’imagine.“
      J’avais envie de la laisser venir.
      Elle resta silencieuse quelques secondes et avala une gorgée de tisane. “Je comprends votre réserve, reprit-elle. J’avais simplement envie de connaître votre sentiment à propos de cet accident, vos réflexions - si cet évènement vous en a inspirées.
      - Et naturellement vous m’avez donné rendez-vous dans cette brasserie, vous vous êtes déplacée jusqu’ici juste pour connaître mon sentiment, à moi que vous n’avez vu que deux fois et qui ne suis même pas membre de votre Société! Je dois trouver cela crédible?
      - Bon, très bien. Vous ne me facilitez pas les choses, alors voilà, j’en vient au fait. Quelque chose vous a-t-il semblé anormal ? A nous, oui.

      Elle m’avait suffisamment tendu la perche, je lui exposai donc ma perplexité devant les deux déraillements simultanés à l’entrée en gare et sortis les tirages mettant en évidence l’absence de rails sur le lieu du désastre. Elle m’écouta avec attention et examina soigneusement les photographies.
      “- Et qu’avez-vous fait ? Avez-vous fait état de vos doutes à quelqu’un?
      - A qui vouliez-vous que j’en parle? Si Schrödinger était encore ici j’aurais probablement essayé de m’en entretenir avec lui, mais là...! J’en était réduit à espérer que la presse apporte quelque éclaircissement vraisemblable.
      - Bien. Alors il faut que nous discutions, mais pas ici. Accompagnez-moi à la Société, j’ai d’ailleurs des choses à vous montrer.”

      Nous sortîmes et je la suivis sur le boulevard pendant une centaine de mètres. A l’entrée de la première rue à droite elle me fit arrêter devant une automobile. Un homme, qui devait nous suivre depuis la brasserie, vint nous ouvrir les portes et s’installa au volant.
      “Chauffeur et garde du corps! ironisai-je.
      - Je conduis très mal en ville.”
      En quelques minutes nous rejoignîmes la rive gauche et l’auto fila en direction de la banlieue.

2 commentaires:

  1. Anonyme08:40

    on pourrait trouver qq similitudes entre Schrödinger et le dr B. ... hum hum
    ASD

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    1. Anonyme20:53

      oui, justement... ça le gratte, parcequ'il avait eu l'idée le premier !!!

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