Fragments de H. H.-D. (026)



“Eh bien, que vous inspirent ces nouvelles données?”
     Anne Devincey me faisait face par-delà la grande table. Elle se tenait les bras croisés, son teint était pâle et ses yeux enfoncés et cernés. Les dernières nuits avaient dû être blanches pour elle aussi.
    Juste deux déraillements dans une gare malencontreusement dépourvue de voies ferrées mais agrémentée d’oeuvres d’art! Et, accessoirement, vingt-six victimes et je ne sais combien de blessés! Je gardai ma réflexion pour moi car une autre pensée me travaillait : comprenait-elle d’avantage que moi ce qui se passait ? J’avais la conviction que si Schrödinger s’était tenu devant moi à cet instant, lui m’aurait déjà livré l’état de ses réflexions.
     Je me bornai à lui déclarer qu’ils avaient accompli un travail prodigieux dont j’aurais moi même été bien incapable, et que ces résultats renforçaient, hélas, l’impression, qui était la mienne, qu’un processus effrayant s’était mis en marche. J’ajoutai que je trouvais affligeant que cet infortuné Schrödinger ne puisse être parmi nous pour nous aider à trouver une explication à ces énigmes.

     Elle soupira. “A coup sûr il aurait, mieux que nous, su établir ce qui relie cet accident aux évènements incompréhensibles qui l’ont précédé, comme ces escamotages paysagers, - celui de la rue des Orties, entre autres, dont vous avez été le témoin. C’est bien à cela que vous pensez ?.
     - C’est cela, ainsi qu’à la disparition des livres de Geneviève d’Aulnoye. Mais nom d’un chien, n’y a-t-il vraiment rien à faire pour qu'il soit libéré ? Nous ne vivons tout de même pas sous un régime de dictature! Si ?
     - Vous avez raison. Même si notre République s’est beaucoup éloignée des idéaux de ses fondateurs et a pris un tour autoritaire que je n’aime pas, il n’en demeure pas moins que le fonctionnement de l’Etat reste soumis aux règles du droit et à la Constitution. Hélas, dans la situation de Schrödinger cela ne nous est d’aucun secours. Il ne sortira probablement jamais de l’endroit où il se trouve enfermé et, même si par miracle c’était le cas, il serait dans l’incapacité de nous apporter la moindre aide.
       - Je ne comprends pas...
    - Cela faisait partie des choses que j’avais à vous apprendre ce soir, lâcha-t-elle. Schrödinger n’est pas prisonnier dans cet hôpital psychiatrique, il est très malade... Il est atteint de démence sénile.”

      J’étais évidemment abasourdi par cette annonce. Si j’avais moi-même envisagé un instant une explication de cette nature je l’avais aussitôt écartée, tant elle entrait en contradiction avec le comportement du Schrödinger que je connaissais - ou que je croyais connaître... “Mais enfin, rétorquai-je, vous avez vous-même immédiatement opté pour le thèse d’une menée répressive! Les mesures de sécurité, vos conseils de prudence...
     - Les blanquistes ont de nombreux adversaires au gouvernement et dans l’administration, monsieur Heinz-Daumal, et c’est encore plus vrai de la Société de l’Automne. Aussi, concevez que, face à un évènement de cette sorte, la première chose à faire était de nous mettre en capacité de parer à toute attaque concertée. Mais ce que vous ignorez probablement, c’est que la santé de Schrödinger était devenue très préoccupante depuis son retour de voyage. Vous-même n’avez pas pu ne pas remarquer combien il semblait avoir vieilli. Assez vite sont apparus des épisodes de perte de mémoire, quelques moments de confusion, des difficultés, parfois,à tenir un raisonnement qui l’ont contraint à aménager son emploi du temps. Il a pratiquement cessé toute activité à la Division des Observations  pour consacrer son temps, quand ses forces le lui permettaient, à son travail au sein de notre organisation. Encore que, quand je parle de travail au sein de notre Société, je devrais plutôt dire qu’il consacrait le plus de temps possible à des recherches personnelles qu’il a bien tenté de nous faire partager mais dont je ne suis pas certaine que nous ayons compris tout le sens et la portée.
    - Est-ce que ces recherches étaient en rapport avec les évènements dont nous parlions ?
    - Eh bien, l’épisode de la rue des Orties semblait l’avoir sérieusement alarmé, naturellement. J’ignore comment il en a eu connaissance mais il a aussitôt dépêché trois de nos membres pour s’entretenir avec des habitants du quartier. Mais son occupation principale paraissait concerner le président Blanqui lui-même, sa vie, son oeuvre… Pas sur le plan strictement politique, me sembla-t-il. Il m’a laissée entendre à plusieurs reprises qu’il existait des choses qu’on ignorait sur lui, ou qu’on cachait et que Blanqui était un personnage encore plus important qu’on ne le croyait.”

    Je repensai immédiatement à mon premier entretien avec le superviseur et à sa question sur la mort du président.
      “Ne vous en a-t-il pas dit plus sur le sujet ? la questionnai-je.
     - Non, rien de plus. La raison essentielle en était, m’a-t-il expliqué, qu’en tant que membre de l’Institut de Recherches Blanquistes il s’estimait pour le moment tenu à la plus grande réserve sur cette question. Je le sentais extrêmement troublé mais je dois vous avouer qu’en dépit de l’estime que j’ai toujours eu pour lui, je me demandais quelquefois si tout cela n’était pas en réalité une manifestation de plus de la maladie qui le rongeait.”

    Je dus lui paraître encore sceptique car elle s’attacha à m’expliquer de façon détaillée comment la veille, contrairement à ce qu'elle m'avait affirmé en début de soirée, un représentant de l’IRB avait fini par être autorisé à rendre visite à Schrödinger et à consulter son dossier médical. Il avait trouvé le superviseur dans un état d’extrême lassitude, peut-être accentué par l’effet narcotique des médicaments, et alternant instants de lucidité et longs intervalles d’absence. “Nous avons  reconstitué le fil des évènements ayant amené à son internement, ajouta-t-elle, et nous sommes hélas maintenant à peu près convaincus qu’à un moment de son entretien avec le Commissaire d’Etat Castel, Schrödinger s’est emporté et, perdant tout contrôle de lui-même, s’est rué sur ce dernier et a tenté de l’éborgner à l’aide d’un coupe-papier qui se trouvait sur le bureau.
     - Quand bien même l’internement de Schrödinger ne serait pas le résultat d’un complot, commentai-je, vous ne semblez pas rassurés au point de vous passer de mesures de sécurité, comme la présence de Charles au pavillon. J’en déduis que si le coup de folie de Schrödinger constitue une aubaine pour ses ennemis, vous pensez qu’ils pourraient être tentés d'exploiter plus avant l'avantage qui est le leur. Mais j’ai le sentiment qu’il n’y a pas que cela qui vous tracasse...”

     Nous fumes interrompus par un bruit de porte venant du rez-de-chaussée. Puis un miaulement se fit entendre, suivi par une voix d’homme. “C’est justement Charles qui rentre et qui s’apprête à nourrir Origène, fit Anne Devincey.
       - Origène ?
    - Que voulez-vous, c’est ainsi que Schrödinger baptisa le chat juste après sa castration.”

     Devant mon air ahuri, elle ajouta, en levant les yeux au plafond : “Origène était un des Pères de l’Eglise, dont on dit qu’il poussa le souci d’ascétisme jusqu’à s’appliquer à lui même une méthode pour le moins radicale... Bon, peu importe, reprit-elle en se redressant sur sa chaise. Nous n’en avons pas terminé avec cette conversation, il me reste des choses importantes à vous dire.” 

1 commentaire:

  1. Anonyme19:19

    C'est bien. Le mystère persiste. Il a fallu que je relise tout ton blog pour arriver à suivre...

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