Fragments de H. H.-D. (020)

C’était une femme longue et osseuse au teint pâle, la petite quarantaine me sembla-t-il, vêtue d’une jupe plissée grise et d’un gilet de laine noir sur un chemisier à col montant. Je la suivis dans le vestibule circulaire toujours aussi glacial et elle m’ouvrit la porte de la pièce dans laquelle Schrödinger m’avait reçu la première fois. “Il ne devrait pas tarder, me déclara-t-elle, il était cet après-midi chez le commissaire d’Etat. Vous pouvez l’attendre dans son antre si l’odeur de tabac froid ne vous importune pas. Ce n’est pas très accueillant de ma part et je vous prie de m’en excuser, mais je ne peux pas vous tenir compagnie pour le moment car je suis occupée là-haut.” L’écho assourdi de conversations parvenait en effet de l’étage.


    J’entrepris, pour meubler mon attente, de me livrer à une petite exploration de cette pièce dans laquelle Anne Devincey m’avait aimablement cantonné. Cela tenait de l’échoppe de bibliophile et de la turne d’étudiant. J’avisai, contre le mur opposé à celui de son bureau, un lit d’appoint ainsi qu’un petit réchaud que je n’avais pas remarqués lors de ma première visite. Il dormait donc - au moins occasionnellement - dans cet endroit. Mais où demeurait-il lorsqu’il ne hantait pas la Division des Observations ou la Société de l’Automne? J’ai toujours imaginé, sans plus m’y arrêter, qu’un haut fonctionnaire comme lui occupait probablement un logement cossu à la plaine Monceau ou à Boulogne. Mais à cet instant je ressentais une nouvelle fois le caractère étrange de mes rapports avec cet homme qui, il y a peu, n’était pour moi qu’un supérieur hiérarchique inabordable. Il avait, pour quelque raison que j’ignore, décidé de me faire partager des informations de nature confidentielle, en revanche j’ignorais à peu près tout de lui hormis son appartenance à cette Société de l’Automne. Tout juste savais-je qu’il avait reçu une formation militaire et qu’il avait été - ou était encore - membre du parti blanquiste. J’avais aussi cru comprendre qu’il était veuf depuis quelques années.

   Je portai ensuite mon attention sur les étagères. Les ouvrages de théorie politique - avec naturellement une place de choix pour les écrits de Blanqui et des penseurs socialistes des deux derniers siècles - côtoyaient les manuels d’histoire. Un peu plus loin s’alignaient quantité de livres et de périodiques traitant de matières scientifiques, depuis la théorie des nombres jusqu’aux dernières avancées de la physique des particules. Tout cela cadrait plutôt bien avec l’idée que je me faisais du superviseur. Ce que je découvris ensuite était en revanche plus inattendu. Toute une section de sa bibliothèque était en effet consacrée à des matières et des auteurs relevant de la croyance religieuse, de la spéculation pré-scientifique, voire de la superstition pure et simple. Pris de curiosité et n’ayant autre chose à faire, je commençai à en dresser une liste dans mon carnet.

   Dans des formats divers et sous des reliures plus ou moins fatiguées, je recensai ainsi, entre autres opuscules plus obscurs:
  • plusieurs volumes d'Ibn 'Arabi et Omar Sohrawardi, philosophes musulmans du XIIème siècle;
  • le Zohar et le Sepher Yetsirah, livres essentiels de la Cabale juive, ainsi que des écrits d'Isaac l'Aveugle, Moïse de Léon, Isaac Louria, Abraham Aboulafia et Éléazar de Worms;
  • les Neuf cents Conclusions, de Jean Pic de la Mirandole ;
  • De verbo mirifico et De arte cabalistica, de Jean Reuchlin ;
  • De harmonia mundi, du franciscain Francesco Giorgi ;
  • La Clé des choses cachées et l'Exégèse du Candélabre mystique dans le tabernacle de Moyse, de Guillaume Postel ;
  • le Traité des mondes innumérables, de François Lottin ;
  • Abdita divinae cabalae mysteria, de Jacques Gaffarel ;
  • ainsi que des ouvrages d'hermétistes du Bas Moyen Age, de la Renaissance et du XVIIème siècle : Augustin d'Ancône , Marcile Ficin , Jacques de Lucques, Richard de Mediavilla, Jakob Böhme, Nicolas de Cues, Fontenelle, Swedenborg et d’autres encore.

   Une telle collection avait de quoi surprendre dans la bibliothèque du matérialiste convaincu qu’il avait la réputation d’être. Je me promis de lui en faire la remarque.

  Soudain, provenant de l’étage, des éclats de voix se firent entendre par la porte entrouverte du bureau. Je sortis dans le vestibule et tendis l’oreille mais sans réussir à saisir le contenu des phrases échangées. Cela dura ainsi une vingtaine de minutes puis le tumulte céda peu à peu la place à un bourdonnement soutenu. Environ une heure plus tard le plancher du premier résonna de bruits de souliers et de chaises que l’on tire, puis j’entendis des pas qui s’éloignaient et des conversations qui s’estompaient. Personne dans le vestibule. Les participants à cette réunion avaient donc dû quitter le pavillon par une sortie que je ne connaissais pas. Quelques minutes après Anne Devincey poussa la porte du bureau et se laissa tomber sur une chaise.

   “Schrödinger vient d’être arrêté!” prononça-t-elle d’une voix blanche.




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