Fragments de H. H.-D. (019)

J’ai toujours de sérieux doutes sur l’utilité de continuer à poster ces notes dont j’ignore où, quand et à qui elles parviendront. Quatre bons mois se sont maintenant écoulés depuis la série de disparitions et de substitutions inexpliquées de rues et d’édifices, sans que j’aperçoive le moindre début d’explication à ces phénomènes. La presse reste toujours silencieuse sur le sujet et Schrödinger, qui me fait parvenir de temps en temps des messages toujours sibyllins, ne semble pas progresser non plus. De mon côté, je poursuis à la Division, avec un parfait manque de conviction, mon travail de recension de l’art funéraire vénète: inventaire exhaustif, nomenclature des pièces retenues par catégories d'oeuvres, classification croisée selon de multiples critères, longues séances d'analyse comparée avec l'équipe de Marie Di Luca en charge du matériel d'origine vénitienne... Je soupçonne toujours le superviseur Larcher de m’accaparer avec cette étude fumeuse pour éviter de me voir prendre des initiatives qui ne lui conviendraient pas. Toutefois ce travail fastidieux mais routinier me laisse suffisamment de disponibilité d’esprit pour me permettre de réfléchir aux incidents de ces derniers mois.

     Naturellement j’en suis venu à faire un rapprochement entre ces évènements et la disparition - qui m’avait tant occupé l’an dernier - des oeuvres de Geneviève d’Aulnoye. Je me suis par ailleurs efforcé de recueillir quelques renseignements sur la Société de l’Automne. Selon certains annuaires de référence, celle-ci apparaît comme une subdivision de l’Institut de Recherches Blanquistes, selon d’autres, les deux appellations recouvriraient en fait une seule et même entité, l’IRB en constituant alors la vitrine officielle. Celui-ci est inscrit depuis une soixantaine d’années, au Répertoire National des Sociétés Savantes et son activité la plus notable est l’édition d’ouvrages et de périodiques à caractère historique ou politique, ainsi que l’organisation de colloques. Son siège social est à Paris, 8 rue Linné - où Blanqui vécut plusieurs années - et il compte dans son conseil d’administration plusieurs anciens commissaires d’Etat. Les archives de la Division ne m’ont guère apporté plus d’éléments. Chacun y va de sa rumeur sur les activités présumées souterraines de la Société, sur son pouvoir d’influence, mais personne ne semble s’accorder sur ses origines et les conditions de sa fondation. La version la plus couramment admise est celle d’une création vers 1840, après la dissolution de la Société des Saisons; quelques uns y voient une origine beaucoup plus récente, concomitante avec la naissance de l’IRB. En tout cas, je n’ai trouvé nulle mention de son existence avant la révolution française comme me l’avait laissé entendre Schrödinger.  

     J’ai fait en revanche une découverte en croisant les entrées “Blanqui” et “Automne” de la base historique du Commissariat à l’Intelligence. La consultation d’une carte d’état-major m’a permis d’observer que le village de Villers-Sainte-Marie où Blanqui résidait au moment de son décès tragique était situé au bord d’un cours d’eau appelé justement la Sainte-Marie, qui se déverse, cinq kilomètres plus au nord, dans la rivière Automne. Il me revint aussitôt à l’esprit un des poèmes inconnus de Geneviève d’Aulnoye que Schrödinger m’avait donnés à lire et qui, si ma mémoire était bonne, faisait allusion aux “arcanes de l’Automne” et au “lit de Sainte Marie”.

     Tout ceci était passablement singulier, mon effarement et ma curiosité s’en sont trouvés décuplés. J’aurais aimé en discuter avec Schrödinger mais ce dernier n’a pas remis les pieds à la Division depuis notre rencontre rue des Orties et quand bien même il y serait venu, je ne voyais pas comment m’entretenir discrètement avec lui de ce sujet sur notre lieu de travail. Au bout du compte j’ai pris le parti de me rendre hier soir à la Société de l’Automne où je pensais avoir de bonnes chances de le trouver.

    Lorsque j’arrivai, le rez-de-chaussée du pavillon était obscur mais il y avait de la lumière derrière les vitres du premier étage. On mit un certain temps à répondre à mon coup de sonnette, puis la porte s’ouvrit et je reconnus la femme que j’avais croisée lors de ma première visite et qui avait dû m’observer d’abord depuis la fenêtre du premier. Un chat roux me frôla les chevilles et fila vers la pénombre du jardin. “Le chat de Schrödinger! fit la femme. Mais son maître, lui, est absent. Je sais qui vous êtes, reprit-elle, moi je m’appelle Anne Devincey. Entrez, voulez-vous?”



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire