Fragments de H. H.-D. (017)



Il fallait que je me décide à retourner sur place. Je ne savais pas si je redoutais plus la confirmation de la volatilisation de la rue des Orties ou sa résurrection. Dans le premier cas, je pourrais me dire que je n’avais pas eu la berlue samedi dernier, en revanche cela ne m’expliquerait pas pourquoi je conservais malgré tout le souvenir de cette maudite rue - jusqu’au goût des camemberts de chez Allilière! Peut-on se souvenir d’une chose qui n’a jamais existé? Et si elle venait à réapparaître, l’ordre des choses en semblerait rétabli mais je serais toujours à me demander pourquoi je ne l’avais pas vue l’autre jour.
    J’ai rassemblé mon courage et ce soir, en quittant la Division, j’ai pris un autobus jusqu’au Palais Royal puis marché en direction de la rue Sainte-Anne. Là, juste en face de l'Administration des Tontines s’ouvrait, comme auparavant, la rue des Orties. Le premier sentiment qui me vint fut le soulagement, les questions viendraient après. La fromagerie Allilière, un peu plus loin à gauche, m’attirait comme un paradis retrouvé. Je poussai la porte et, pour un peu, j’aurais embrassé la patronne. J’en ressortis bientôt, nanti d’un camembert et d’un livarot. Avant de repartir, j'extirpai de ma sacoche un appareil photo que j’avais emporté pour l’occasion et pris quelques clichés des alentours. Je m’éloignais d’un pas guilleret lorsqu’une main se posa sur mon épaule et qu’une voix m’interpella: “Alors, vous aussi, mon ami?”.

    Je me retournai, Schrödinger me faisait face. Sa voix était goguenarde mais son regard grave: “Je ne vous demande pas la raison de votre présence dans ces parages. Quand cela vous est-il arrivé?
    - Samedi dernier.
    - Oui, bien sûr! C’est également mon cas. Mais j’y suis retourné le surlendemain et la rue était, disons, revenue...
    - Vous me pistez?
    - J’ai passé l’après-midi à la Division - j’y ai encore mon bureau, vous savez! - me dit-il avec malice. Et lorsque je vous ai vu sortir en peu plus tôt qu’à l'accoutumée j’ai eu envie de vous suivre. J’avais ma petite idée de l’endroit où vous vous rendiez, mettons cela sur le compte d’une intuition. Et il n’était pas indispensable que nos collègues nous voient partir bras dessus, bras dessous.”

Nous sommes remontés par la rue Sainte-Anne jusqu’au petit salon de thé qui se trouve à l’angle de la rue Thérèse. Nous nous installâmes, moi devant un Earl Grey Smoky, lui, grognon car l’établissement n’avait pas de Lapsang Souchong. J’étais bien déterminé à lui faire dire ce qu’il pensait - ou ce qu’il savait -  de ce phénomène dont nous avions, apparemment, tous deux été les témoins.
“Une aberration, Henri, une aberration! J’ai bien ma petite idée sur ce phénomène, avoua-t-il, mais de là à trouver une explication satisfaisante...! En tout cas, rassurez-vous, vous n’avez pas d’hallucination ou alors vous n’êtes pas le seul. En dehors de nous deux, d’autres ont été les témoins de l’effacement temporaire de la rue des Orties.
- Vous leur avez parlé?
- Nous avons bien rencontré quelques personnes, oui. (Je notai le nous). Mais, précisa-t-il, nous avons dû prendre des précautions, il fallait éviter de susciter une fièvre collective. Le risque était important car il s’agissait, pour l’essentiel, d’habitants du quartier et les gens, naturellement, sont amenés à se parler entre eux.”
Il m’expliqua que ces conversations avaient apporté des résultats contradictoires. Certaines personnes avaient constaté, avec le même effarement que moi, l’évanouissement de la rue tandis que pour une majorité la question n’avait pas d’objet, vu qu’elle n’avait, selon eux, jamais existée. Et, plusieurs jours après, parmi les témoins du phénomène quelques uns n’en conservaient plus aucun souvenir.
“Ajoutez à cela, conclut Schrödinger, ceux qui, le jour de la disparition, ignoraient tout de la rue des Orties mais qui, aujourd’hui, affirment qu’elle existe et a toujours existé. Et enfin, si nous voulons être rigoureux, nous devons envisager le fait que, pendant que pour nous cette rue se désagrégeait, pour d’autres personnes il pouvait très bien ne rien se produire du tout. Je peux vous assurer que votre marchande de fromages n’a aucunement le sentiment d’avoir fait une escapade dans le néant!” 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire