Fragments de H. H.-D. (016)



Larcher ne me laisse pas un instant de répit. Il m’a envoyé durant deux mois et demi effectuer des relevés dans tous les cimetières, nécropoles et alignements mégalithiques du Morbihan. Et je me retrouve, à mon retour, avec plusieurs centaines de documents: photos, croquis, descriptifs à trier, analyser, classifier. Marie Di Luca a été, de son côté, chargée d’une besogne identique à Venise. On attend maintenant de nous que nous mettions au jour d’hypothétiques similitudes, en particulier dans l’art funéraire, entre les oeuvres des populations gauloises vénètes d’Armorique et celles de leurs homonymes de Vénétie. Cela devrait permettre de vérifier la très ancienne théorie du géographe grec Strabon, reprise à son compte par Chateaubriand, selon laquelle ces deux peuples auraient une origine commune et Venise serait “la mère de Vannes” - ou l’inverse! Marie semble prendre cette besogne à coeur et elle réprouve en silence mon manque d’enthousiasme. En réalité tout cela présente bien peu d’intérêt mais occupe toutes mes journées.
    Je dois maintenant relater une aventure ahurissante qui m’est arrivée samedi dernier. J’étais allé musarder dans les galeries du Palais-Royal et avais entrepris de m’en retourner chez moi à pied. Arrivé rue Sainte-Anne, l’idée me vint de faire un petit détour par la rue des Orties pour y acheter un des excellents camemberts de chez Allilière. Mais je n’eus pas le temps de mettre mon projet à exécution que je me retrouvai déjà à l’angle de la rue Thérèse. J’avais dû dépasser la rue des Orties sans m’en apercevoir. Comme je tenais à mon fromage je rebroussai chemin et parcourus dans l’autre sens la centaine de mètres que j’avais faite en trop. Pas de rue des Orties! Elle est pourtant facilement repérable car elle fait face à l’immeuble de l’Administration des Tontines. En dépit de toute logique j’avançai quand même encore d’une vingtaine de pas. Rien. Je traversai pour avoir une vue d’ensemble et retrouver des repères. Je cherchai une palissade, des traces de chantier indiquant que la rue avait été provisoirement obstruée mais au lieu de cela mes yeux ne rencontraient qu’un alignement d’immeubles de quatre étages et mansardes sans la moindre discontinuité. Mon intestin se nouait et je fus pris - littéralement - de vertige. J'interpellai un des rares passants, lequel m’assura qu’il ne connaissait aucune rue des Orties dans le quartier. Je fis de même avec un touriste qui déplia un plan de Paris et constata avec moi que la rue n’y figurait pas. Il fallait me rendre à la réalité: la rue des Orties avait disparu sans trace. Ou n’avait jamais existé, ce qui n’était pas plus rassurant. La peur, cette fois-ci, m’envahit et je me mis à fuir, courant à moitié, en direction de la rue des Petits-Champs dont l’intersection, avec son immuable bureau de tabac d’un côté et son agence bancaire de l’autre, m’aida à reprendre un peu contenance.
    La suite du chemin de retour fut un vrai calvaire. Je guettais tous les endroits familiers, terrifié à l’idée de ne pas les retrouver, ce qui heureusement ne s’est pas produit. Rentré chez moi je ne dînai pas et dormis peu.  En ressassant l’incident de l’après midi j’en vins à douter de mes sens et à penser que mes yeux avaient ignoré la rue qui était bel et bien là; ou encore que ma mémoire m’avait joué un tour et que la rue des Orties donnait en réalité dans une rue autre que la rue Sainte-Anne. Mais les réactions des passants et le fait que j’avais parfaitement vu l’immeuble de l’Administration des Tontines ruinaient évidemment cette explication. Ce mystère reste entier, et c’est effrayant. 

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