Fragments de H. H.-D. (026)



“Eh bien, que vous inspirent ces nouvelles données?”
     Anne Devincey me faisait face par-delà la grande table. Elle se tenait les bras croisés, son teint était pâle et ses yeux enfoncés et cernés. Les dernières nuits avaient dû être blanches pour elle aussi.
    Juste deux déraillements dans une gare malencontreusement dépourvue de voies ferrées mais agrémentée d’oeuvres d’art! Et, accessoirement, vingt-six victimes et je ne sais combien de blessés! Je gardai ma réflexion pour moi car une autre pensée me travaillait : comprenait-elle d’avantage que moi ce qui se passait ? J’avais la conviction que si Schrödinger s’était tenu devant moi à cet instant, lui m’aurait déjà livré l’état de ses réflexions.
     Je me bornai à lui déclarer qu’ils avaient accompli un travail prodigieux dont j’aurais moi même été bien incapable, et que ces résultats renforçaient, hélas, l’impression, qui était la mienne, qu’un processus effrayant s’était mis en marche. J’ajoutai que je trouvais affligeant que cet infortuné Schrödinger ne puisse être parmi nous pour nous aider à trouver une explication à ces énigmes.

     Elle soupira. “A coup sûr il aurait, mieux que nous, su établir ce qui relie cet accident aux évènements incompréhensibles qui l’ont précédé, comme ces escamotages paysagers, - celui de la rue des Orties, entre autres, dont vous avez été le témoin. C’est bien à cela que vous pensez ?.
     - C’est cela, ainsi qu’à la disparition des livres de Geneviève d’Aulnoye. Mais nom d’un chien, n’y a-t-il vraiment rien à faire pour qu'il soit libéré ? Nous ne vivons tout de même pas sous un régime de dictature! Si ?
     - Vous avez raison. Même si notre République s’est beaucoup éloignée des idéaux de ses fondateurs et a pris un tour autoritaire que je n’aime pas, il n’en demeure pas moins que le fonctionnement de l’Etat reste soumis aux règles du droit et à la Constitution. Hélas, dans la situation de Schrödinger cela ne nous est d’aucun secours. Il ne sortira probablement jamais de l’endroit où il se trouve enfermé et, même si par miracle c’était le cas, il serait dans l’incapacité de nous apporter la moindre aide.
       - Je ne comprends pas...
    - Cela faisait partie des choses que j’avais à vous apprendre ce soir, lâcha-t-elle. Schrödinger n’est pas prisonnier dans cet hôpital psychiatrique, il est très malade... Il est atteint de démence sénile.”

      J’étais évidemment abasourdi par cette annonce. Si j’avais moi-même envisagé un instant une explication de cette nature je l’avais aussitôt écartée, tant elle entrait en contradiction avec le comportement du Schrödinger que je connaissais - ou que je croyais connaître... “Mais enfin, rétorquai-je, vous avez vous-même immédiatement opté pour le thèse d’une menée répressive! Les mesures de sécurité, vos conseils de prudence...
     - Les blanquistes ont de nombreux adversaires au gouvernement et dans l’administration, monsieur Heinz-Daumal, et c’est encore plus vrai de la Société de l’Automne. Aussi, concevez que, face à un évènement de cette sorte, la première chose à faire était de nous mettre en capacité de parer à toute attaque concertée. Mais ce que vous ignorez probablement, c’est que la santé de Schrödinger était devenue très préoccupante depuis son retour de voyage. Vous-même n’avez pas pu ne pas remarquer combien il semblait avoir vieilli. Assez vite sont apparus des épisodes de perte de mémoire, quelques moments de confusion, des difficultés, parfois,à tenir un raisonnement qui l’ont contraint à aménager son emploi du temps. Il a pratiquement cessé toute activité à la Division des Observations  pour consacrer son temps, quand ses forces le lui permettaient, à son travail au sein de notre organisation. Encore que, quand je parle de travail au sein de notre Société, je devrais plutôt dire qu’il consacrait le plus de temps possible à des recherches personnelles qu’il a bien tenté de nous faire partager mais dont je ne suis pas certaine que nous ayons compris tout le sens et la portée.
    - Est-ce que ces recherches étaient en rapport avec les évènements dont nous parlions ?
    - Eh bien, l’épisode de la rue des Orties semblait l’avoir sérieusement alarmé, naturellement. J’ignore comment il en a eu connaissance mais il a aussitôt dépêché trois de nos membres pour s’entretenir avec des habitants du quartier. Mais son occupation principale paraissait concerner le président Blanqui lui-même, sa vie, son oeuvre… Pas sur le plan strictement politique, me sembla-t-il. Il m’a laissée entendre à plusieurs reprises qu’il existait des choses qu’on ignorait sur lui, ou qu’on cachait et que Blanqui était un personnage encore plus important qu’on ne le croyait.”

    Je repensai immédiatement à mon premier entretien avec le superviseur et à sa question sur la mort du président.
      “Ne vous en a-t-il pas dit plus sur le sujet ? la questionnai-je.
     - Non, rien de plus. La raison essentielle en était, m’a-t-il expliqué, qu’en tant que membre de l’Institut de Recherches Blanquistes il s’estimait pour le moment tenu à la plus grande réserve sur cette question. Je le sentais extrêmement troublé mais je dois vous avouer qu’en dépit de l’estime que j’ai toujours eu pour lui, je me demandais quelquefois si tout cela n’était pas en réalité une manifestation de plus de la maladie qui le rongeait.”

    Je dus lui paraître encore sceptique car elle s’attacha à m’expliquer de façon détaillée comment la veille, contrairement à ce qu'elle m'avait affirmé en début de soirée, un représentant de l’IRB avait fini par être autorisé à rendre visite à Schrödinger et à consulter son dossier médical. Il avait trouvé le superviseur dans un état d’extrême lassitude, peut-être accentué par l’effet narcotique des médicaments, et alternant instants de lucidité et longs intervalles d’absence. “Nous avons  reconstitué le fil des évènements ayant amené à son internement, ajouta-t-elle, et nous sommes hélas maintenant à peu près convaincus qu’à un moment de son entretien avec le Commissaire d’Etat Castel, Schrödinger s’est emporté et, perdant tout contrôle de lui-même, s’est rué sur ce dernier et a tenté de l’éborgner à l’aide d’un coupe-papier qui se trouvait sur le bureau.
     - Quand bien même l’internement de Schrödinger ne serait pas le résultat d’un complot, commentai-je, vous ne semblez pas rassurés au point de vous passer de mesures de sécurité, comme la présence de Charles au pavillon. J’en déduis que si le coup de folie de Schrödinger constitue une aubaine pour ses ennemis, vous pensez qu’ils pourraient être tentés d'exploiter plus avant l'avantage qui est le leur. Mais j’ai le sentiment qu’il n’y a pas que cela qui vous tracasse...”

     Nous fumes interrompus par un bruit de porte venant du rez-de-chaussée. Puis un miaulement se fit entendre, suivi par une voix d’homme. “C’est justement Charles qui rentre et qui s’apprête à nourrir Origène, fit Anne Devincey.
       - Origène ?
    - Que voulez-vous, c’est ainsi que Schrödinger baptisa le chat juste après sa castration.”

     Devant mon air ahuri, elle ajouta, en levant les yeux au plafond : “Origène était un des Pères de l’Eglise, dont on dit qu’il poussa le souci d’ascétisme jusqu’à s’appliquer à lui même une méthode pour le moins radicale... Bon, peu importe, reprit-elle en se redressant sur sa chaise. Nous n’en avons pas terminé avec cette conversation, il me reste des choses importantes à vous dire.” 

Fragments de H. H.-D. (025)


Nous étions quatre personnes dans la salle du premier étage de la Société de l’Automne. Anne Devincey avait fait les présentations, m’assurant que nous nous trouvions en compagnie de “personnes de confiance”. Le conducteur de l‘automobile se prénommait Charles; un autre homme, un certain Jérôme, en manches de chemise malgré la fraîcheur des lieux, s’activait auprès d’un projecteur semblable à ceux que nous utilisons à la Division. Un écran fut déroulé contre le mur d’en face et, lorsqu’on fit le noir, apparut une photographie semblable à celles que j’avais copiées, mais d’une meilleure définition.
     Anne Devincey prit la parole: “Monsieur Heinz-Daumal, j’avais l’intuition que vous ne manqueriez pas de remarquer certaines détails singuliers entourant cet accident et je n’ai pas été déçue...
     - C’est très flatteur, l’interrompis-je, mais je crois que je peux terminer votre phrase: vous étiez préoccupée par l’usage éventuel que je pourrais faire de mes petites découvertes et vous n’aviez donc guère d’autre choix que de prendre contact avec moi.
     - Vous n'avez pas complètement tort. Je reconnais que j'étais quelque peu soucieuse à ce sujet, mais ce n'est pas la seule raison de votre présence ici. Nous avons, comme vous, trouvé surprenant le fait que deux trains déraillent quasi-simultanément lors de leur entrée en gare. S’ils avaient roulé sur des voies contiguës, le premier convoi, en sortant de ses rails, aurait pu avoir heurté le second. Mais ce qui invalide cette hypothèse, c’est que ces deux trains étaient séparés par plusieurs voies.
     - La seule explication possible résidait donc, logiquement, dans un évènement extérieur qui aurait affecté en même temps les deux trains. Quelque chose touchant toute l’infrastructure ferroviaire, comme un affaissement de terrain sur une large surface.
      - Exact, approuva-t-elle, ou bien encore un sabotage.
      - L’explosion...
      - Non, l’explosion s’est produite après le déraillement et semble être une conséquence de celui-ci. En tout état de cause un sabotage de cette nature aurait demandé une minutie et une rapidité de mise en oeuvre inimaginables. Savez-vous que, moins de deux minutes avant l’accident, deux trains avaient quitté la gare sans le moindre problème? De plus, comme vous l’avez vous même observé, ce qui est inexplicable c’est l’absence totale de rails sur les photographies prises peu après l’évènement.
     - Ne se peut-il pas que la présence de ces rails ait échappé à notre regard? Ces photographies sont plutôt sombres et prises de haut.”

       Le dénommé Jérôme intervint: “Croyez moi, monsieur, nous avons examiné les clichés avec la plus extrême minutie et un outillage que vous ne possédez sans doute pas. La longueur d’un rail est au minimum de quarante mètres et se présence ne nous aurait pas échappé. Les seuls débris métalliques que nous avons pu observer sont de taille beaucoup modeste et proviennent pour l’essentiel de l’effondrement d’une partie de la marquise.
     - Alors? "
    Jérôme guetta du regard l'assentiment d'Anne Devincey puis il agrandit une partie de l’image.
Il s’approcha de l’écran et, à l’aide d’une baguette, me désigna ce qui m’apparut comme un amas de gravats situé vers la partie centrale de la photographie.
     "Alors, poursuivit-il, nous avons fait une autre découverte. En cherchant les rails j’ai été intrigué par cette forme-ci. Les contours en sont trop arrondis pour qu’il s’agisse de simples gravats. Regardez, cela évoque même une forme humaine… Mais les dimensions sont trop importantes pour qu’on ait affaire à un corps et nous savons en outre que toutes les victimes avaient à cette heure été emportées par les sauveteurs. Nous en serions peut-être restés là si je n’avais pas, hier matin, traversé le Jardin des Tuileries. Je suis tombé en arrêt devant une statue du sculpteur Aristide Maillol dénommée La Méditerranée et en un instant j’eus la certitude que c’était ce que j’avais vu sur la photo. Il y avait néanmoins un problème : à supposer que j’aie raison, la même statue ne pouvait pas se trouver à la fois aux Tuileries et dans les décombres de la gare d’Orsay, sauf s’il en existait une copie. Je filai chez moi chercher un appareil photographique, revins prendre des clichés de la sculpture sous tous les angles et me précipitai ici. La comparaison des photos - que vous pouvez voir à présent sur l’écran - me confirma la similitude et quelques recherches documentaires m’apprirent qu’il existait bien plusieurs répliques de l’oeuvre originale.
     - Mais aucune plantée au milieu des quais de la gare d’Orsay!
   - Ah ça, naturellement! Nous avions mis le doigt sur quelque chose et cette chose n’avait aucun sens. Du coup nous avons repassé la photographie aérienne au peigne fin et nous avons fini par découvrir un autre amas étrange qui, après plusieurs heures de consultation de banques de données nous a permis d’identifier une autre statue.”
     L’écran afficha côte à côte les deux images. L’oeuvre, d’un style différent de celui de la première, représentait une femme assoupie, abritée sous l’aile à demi déployée d’un aigle aussi grand qu’elle. “Il s’agit, reprit-il, d’Hébé endormie, un groupe en marbre sculpté en 1869 par un certain Albert-Ernest Carier-Belleuse, qui fut le professeur d’Auguste Rodin. Je vous garde le meilleur pour la fin: il n’en existe pas de réplique connue et l’oeuvre est détenue par le musée du Louvre! Qui sait, fit-il d’un ton sarcastique, si nous poursuivons nos recherches peut-être tomberons-nous sur le sosie de la Victoire de Samothrace ou du David de Michel-Ange!” 



   Là dessus, il ralluma l’éclairage de la salle et éteignit le projecteur. “Maintenant, je rentre chez moi, déclara-t-il. Je dois être au bureau demain à sept heures et demie et je n’envisage pas de passer une nouvelle nuit blanche.”
      Il descendit l’escalier, suivi de Charles.

      " Charles le reconduit chez lui ?, demandai-je à Anne Devincey.
     - Pas tout à fait, il l'accompagne au centre-ville où se trouve garée sa propre auto.
      - Par mesure de prudence ?
     - Jérôme est le patron d'un cabinet  d'architectes plutôt en vue et nous considérons, lui comme nous, qu'une certaine discrétion dans nos rapports est de mise, en particulier dans le climat présent.
      -  Charles, lui, vit ici ?
      - En ce moment, oui. Il va revenir "monter la garde" dès qu'il aura déposé Jérôme. Et nous, à présent, nous avons besoin de causer."

    

Fragments de H. H.-D. (024)


Loupe à la main, je m'abîmai la vue une bonne partie de la soirée sur ces maudites photographies. J’en était sûr, mes yeux avaient détecté une incongruité que mon cerveau ne parvenait pas à identifier. Le sommeil commençait de me gagner et j’étais près de renoncer quand brusquement je compris ce qui clochait: pas l’ombre d’un rail ou d’une traverse parmi les débris! Je scrutai de nouveau, du mieux que je pouvais et le constat fut identique. A croire, si l’on ne reconnaissait l'architecture de la gare d’Orsay, que l’accident s’était produit ailleurs que sur des quais de chemin de fer. 



      Mes pensées dérivèrent alors sur ce malheureux Schrödinger cloîtré dans son asile d’aliénés. En d’autres circonstances c’est vers lui que je me serais sans doute d’instinct tourné pour partager ma déroutante découverte - et m’apercevoir probablement que son attention s’était trouvée éveillée avant la mienne! Mais pour le moment j’étais hélas condamné à en rester là et à garder pour moi mes doutes en attendant que les enquêteurs ou les journalistes fournissent enfin des explication plausibles. Bien sûr il me restait aussi l’alternative de reprendre contact avec la personne qui semblait la plus proche de lui, Anne Devincey, mais cette perspective ne m’enthousiasmait pas. En premier lieu, je me rendais bien compte que mes doutes découlaient essentiellement de lacunes dans l’information donnée au public et s’appuyaient sur deux bizarreries qui, en elles mêmes, ne suffisaient pas à construire une théorie: deux déraillements simultanés au même endroit, et une absence de rails sur les photographies de la scène du drame.
      Je réalisais aussi que le risque de paraître ridiculement soupçonneux ou même paranoïaque aux yeux de Schrödinger ne m’aurait pas particulièrement embarrassé, mais qu’il en irait différemment avec d’autres membres de la Société de l’Automne. Mes rapports, mes conversations avec le superviseur, cette sorte de connivence, cela était de l’ordre de la relation entre deux personnes mais à aucun moment je ne me suis considéré affilié, même tacitement, à ce groupe. Cela semblait d’ailleurs réciproque car lorsque j’appris de la bouche d’Anne Devincey l’arrestation de Schrödinger, celle-ci m’invita clairement à rester à distance de cette affaire.

      Je n’eus pas à trancher ce dilemme. Le lendemain cette même Anne Devincey me téléphonait à l’heure du petit déjeuner. Elle souhaitait, disait-elle, s’entretenir au plus tôt avec moi de différents sujets, dont la catastrophe de la gare d’Orsay; nous convînmes d’un rendez-vous en début de soirée dans une brasserie des Grands Boulevards.
      J’arrivai pile à l’heure convenue mais elle m’attendait déjà, au fond de la salle, assise devant une infusion. Elle portait un étroit manteau gris souris au col rond, boutonné jusqu’en haut et un bibi du même coloris d’où s’échappait une natte impeccable.
      “Avez-vous des nouvelles de Schrödinger?, la questionnai-je d’emblée.
      - Bonjour, monsieur Heinz-Daumal répondit-elle d’un air pincé, tandis que j’étouffais un fou rire nerveux. Nous n’avons malheureusement aucune nouvelle directe, ajouta-t-elle. Tout juste l’Institut de Recherches Blanquistes a-t-il reçu, à force d’insistance, un bulletin de santé indiquant que Monsieur Schrödinger recevait les meilleurs soins que réclame son état.
      - Son remplacement à la Division des Observations a en tout cas déjà été décidé.
      - Cela ne me surprend guère.
      - Avez-vous au moins une idée plus précise des causes réelles de son internement?”
      Elle se contenta de hausser les épaules puis enchaîna immédiatement: “Monsieur Heinz-Daumal, je suppose que vous avez suivi l’actualité de ces derniers jours.
      - Comme chacun, j’imagine.“
      J’avais envie de la laisser venir.
      Elle resta silencieuse quelques secondes et avala une gorgée de tisane. “Je comprends votre réserve, reprit-elle. J’avais simplement envie de connaître votre sentiment à propos de cet accident, vos réflexions - si cet évènement vous en a inspirées.
      - Et naturellement vous m’avez donné rendez-vous dans cette brasserie, vous vous êtes déplacée jusqu’ici juste pour connaître mon sentiment, à moi que vous n’avez vu que deux fois et qui ne suis même pas membre de votre Société! Je dois trouver cela crédible?
      - Bon, très bien. Vous ne me facilitez pas les choses, alors voilà, j’en vient au fait. Quelque chose vous a-t-il semblé anormal ? A nous, oui.

      Elle m’avait suffisamment tendu la perche, je lui exposai donc ma perplexité devant les deux déraillements simultanés à l’entrée en gare et sortis les tirages mettant en évidence l’absence de rails sur le lieu du désastre. Elle m’écouta avec attention et examina soigneusement les photographies.
      “- Et qu’avez-vous fait ? Avez-vous fait état de vos doutes à quelqu’un?
      - A qui vouliez-vous que j’en parle? Si Schrödinger était encore ici j’aurais probablement essayé de m’en entretenir avec lui, mais là...! J’en était réduit à espérer que la presse apporte quelque éclaircissement vraisemblable.
      - Bien. Alors il faut que nous discutions, mais pas ici. Accompagnez-moi à la Société, j’ai d’ailleurs des choses à vous montrer.”

      Nous sortîmes et je la suivis sur le boulevard pendant une centaine de mètres. A l’entrée de la première rue à droite elle me fit arrêter devant une automobile. Un homme, qui devait nous suivre depuis la brasserie, vint nous ouvrir les portes et s’installa au volant.
      “Chauffeur et garde du corps! ironisai-je.
      - Je conduis très mal en ville.”
      En quelques minutes nous rejoignîmes la rive gauche et l’auto fila en direction de la banlieue.

Fragments de H. H.-D. (023)



C’est la tête emplie de sombres pensées que je quittai le bureau à 18 heures sonnantes. En dépit du temps maussade, je décidai, pour essayer de me changer les idées, de longer les quais de la Seine puis de m’offrir à dîner dans un des restaurants du quartier de l'Hôtel de Ville.

    Arrivé aux environs du pont d’Arcole, le fracas d’une détonation, suivi d’un tumulte métallique, me tira brusquement de mes mornes ruminations. En me penchant au parapet j’aperçus une colonne de fumée noire qui s’élevait en aval du fleuve, à la hauteur des Tuileries me sembla-t-il. Autour de moi les passants s’étaient arrêtés et s’interpellaient avec des mines inquiètes et interrogatives ; des mots revenaient: collision fluviale, incendie, attentat... Bientôt les mugissements mêlés des sirènes de la police et des sapeurs-pompiers commencèrent de s’élever d’un peu partout et je vis une demi-douzaine de vedettes descendre la Seine à vive allure.
    Je hâtai le pas en direction de l’ouest et après dix minutes j’atteignis le pont Neuf. De là je pus réaliser que le sinistre n’avait pas pour théâtre les Tuileries mais la gare d’Orsay. Je traversai alors la Seine pour poursuivre ma progression sur la rive gauche. La circulation automobile y était pratiquement à l’arrêt et des agents de police s'évertuaient, à grands coups de sifflet, à dégager un couloir pour les véhicules de secours. Un peu plus loin la voie était barrée et le trafic dévié vers la rue des Saints-Pères. A partir de la rue du Bac, le secteur était totalement bouclé et il y régnait l’intense agitation des jours de désastre. Des postes de premier secours avaient été installés à la hâte. Des rescapés, enveloppés dans des couvertures, étaient assis sur des chaises pliantes et des blessés étaient transportés vers une noria d’ambulances et plusieurs hélicoptères médicalisés ou encore acheminés vers des vedettes fluviales, en contrebas. Les lances des camions de pompiers étaient déployées jusqu’à l’intérieur de la gare et une fumée sombre montait toujours au dessus de l’édifice.
     Je questionnai quelques personnes autour de moi. Le désastre, selon mes interlocuteurs, était dû à un déraillement suivi d’une forte explosion et d’un incendie. Il y aurait un nombre considérable de blessés et plusieurs morts. Je n’en apprendrai pas plus sur place. Je rebroussai chemin et rentrai chez moi pour écouter les bulletins d’informations.

   Les journalistes dans leur ensemble confirmaient, s’appuyant sur un communiqué de la Compagnie des Transports Ferroviaires, que deux trains de banlieue avaient déraillé presque simultanément en entrant en gare, à quelques voies de distance et qu’il s’en serait ensuivi un incendie dû à un court circuit électrique. On déplorait un bilan provisoire de vingt-six morts et plus de deux cents blessés. Les envoyés spéciaux semblaient ne pas avoir accès à l’emplacement même de la catastrophe, sans doute pour ne pas entraver le travail des sauveteurs, et se bornaient à décrire l’effervescence autour de la gare et à relater les réactions et commentaires de diverses personnalités officielles. En revanche aucune information n’était apportée sur la cause de l’accident et cela me chiffonnait. Un déraillement est chose hélas imaginable, mais deux en même temps, au même endroit, cela devenait franchement insolite. Une telle concomitance éliminait d’office la piste d’une défaillance humaine ou matérielle au sein des convois eux-mêmes et devait inciter à chercher plutôt du côté de l’infrastructure ferroviaire: l'état des voies, un problème de signalisation, d'aiguillage, un effondrement du ballast, que sais-je ? Or, rien de tout cela n’était évoqué.



     Dès mon arrivée à la Division, le lendemain matin, je me mis en quête, aussi discrètement que possible, de photographies relatives à l’accident. Je savais que ne n’aurais pas accès aux documents les plus confidentiels mais du moins espérais-je trouver peut-être matière à calmer ou à confirmer la suspicion qui m’habitait depuis la veille. Mes recherches furent plutôt infructueuses jusqu’à ce que je tombe sur quelques photographies aériennes. Si j’en crois la mention figurant dans le coin droit, elles auraient été prises aux alentours de 21 heures. Sur ces clichés, l’évacuation des victimes semble avoir été achevé mais la verrière aux trois-quarts effondrée laisse voir, à la lumière des projecteurs, l’horrible spectacle des rames éparpillées et des wagons brisés. Je ne pris pas le temps de les examiner en détail, j’en tirai des copies que je glissai dans mon porte-documents.

     Un je-ne-sais-quoi dans ces photographies avait pourtant attiré mon attention.

Fragments de H. H.-D. (022)

Je n’ai aucune idée des précautions à adopter pour me conformer aux conseils de prudence d’Anne Devincey. J’y verrais plus clair si je connaissais la raison de l’arrestation du superviseur mais elle ne m’a pas éclairé sur ce point.  Comme elle semble être une de ses proches collaboratrices à la Société de l’Automne, il est vraisemblable qu’il l’a tenue informée des discussions que nous avions eues à propos de Blanqui, Geneniève d’Aulnoye et des disparitions. Est-ce à cause de l’attention que nous portons à ces phénomènes qu’elle m’a mis en garde? Si c’est le cas, cela signifie que pour elle l’arrestation de Schrödinger a partie liée avec ces affaires. J’essaie de me convaincre qu’il peut aussi s’agir d’une coïncidence et que tout cela soit un épisode de cette lutte entre les différentes factions au pouvoir qu’elle a évoquée, lutte dont j’ignore à peu près tout. A l’opposé de ces hypothèses, le fait qu’il a été sur-le-champ interné en hôpital psychiatrique pourrait laisser supposer un acte de démence de sa part lors de son entretien avec le Commissaire d’Etat. Pourtant à aucun moment, lors de nos conversations, je n’ai eu le sentiment d’avoir affaire à un homme à l’esprit dérangé. La dégradation de son état physique pourrait-elle être le symptôme - ou bien la cause - d’un mal plus profond ? Je tremble alors d’imaginer le diagnostic que l’on pourrait porter sur mon état mental, moi qui ai pour ainsi dire assisté à la disparition puis à la réapparition d’une rue de Paris. 



     C’est peu dire que j’étais anxieux ce matin en me rendant au bureau. Je pus vite constater que la nouvelle de l’internement de Schrödinger ne s’était pas encore répandue parmi mes collègues. Je parle, bien sûr, des collègues de mon niveau, comme Marie Di Luca ou Armand Pélissien; en ce qui concerne le superviseur Larcher, il ne faisait aucun doute dans mon esprit que celui-ci était au fait des évènements. Quant au Divisionnaire Wiesner, quel rôle jouait-il?   

     En fin d’après midi on nous remis une note de service, signée dudit Divisionnaire, annonçant en trois lignes sèches que le superviseur Schrödinger avait dû quitter son poste “pour des raisons de santé” et, qu’en attendant la nomination d’un remplaçant, l’ensemble des dossiers qu’il traitait était dévolu au superviseur Larcher. Marie Di Luca fut totalement ahurie et Armand Pélissien se leva en claquant sa chaise bien fort et sortit dans le couloir. A part moi je me demandais quels dossiers pouvaient encore bien traiter Schrödinger, vu que sa présence à la Division était devenue sporadique et qu’on l’avait déjà privé d’une partie de ses agents comme Marie di Luca et moi-même. Je tâcherai de poser la question à Pélissien, le seul qui travaillait encore jusqu’à ce jour sous ses ordres directs.

    La façon dont on traite cet homme, qui fut la cheville ouvrière de ce service quand Larcher n’a toujours été que le factotum du Divisionnaire, suffit à elle seule à ce que je vive ces évènements avec affliction et dégoût. Par surcroît, bien que je sois d’un tempérament pondéré et peu prompt aux exaltations, l’aventure de la rue des Orties, l’affaire de Geneviève d’Aulnoye ainsi que les autres cas qu’il m’a rapportés, m’ancrent aujourd’hui dans la conviction que la proscription dont il est l’objet est grosse de catastrophes à venir.